Le softpower dont on parle tant aujourd’hui surfe sur une vieille ressource : depuis les premiers contacts, le Japon ne cesse de surprendre et de séduire par la richesse et l’originalité de ses arts scéniques. Or, si certains de ces arts, pensés comme traditionnels (nō, kabuki, théâtre de poupées en premier lieu sans doute), ont déjà fait l’objet, depuis longtemps en France, d’études approfondies et d’un travail de traduction conséquent, d’autres restent encore largement méconnus, ou en tout cas peu matière à recherches académiques. Le présent volume adopte un regard plus spécifiquement historique. Les arts de la scène ne sont finalement pas tant saisis dans leur définition esthétique, comme il était habituel de le faire, qu’avec la préoccupation de retrouver les circonstances actuelles de leur production, et plus précisément même, les conditions historiques de leur évolution à l’époque contemporaine.
Jean-Jacques Tschudin poursuit son travail sur l’introduction en Europe des arts de la scène japonais – ici le kabuki, ambassadeur de la culture japonaise par excellence sans doute – et les conséquences sur le renouveau des conceptions théâtrales : de même que l’ukiyo-e pour la peinture occidentale, les arts de la scène suscitèrent un japonisme qui a vivifié l’esthétique occidentale. Dans un mouvement inverse, Ian McArthur présente l’incroyable dextérité avec laquelle un Occidental maîtrisa les techniques du rakugo et put, par l’art du conte, introduire histoires, énigmes et scènes de la littérature occidentale du XIXe siècle dans les salles de spectacle de Tōkyō. Suzuki Seiko expose de façon critique toute la réflexion menée à partir de l’ère Meiji sur l’adéquation des arts traditionnels – ici le gagaku – à la modernité, et la confrontation des traditions avec les théories esthétiques occidentales dans le but, hautement politique, de se doter d’une culture nationale dont on puisse être fier, en premier lieu, mais que l’on puisse aussi utiliser dans l’œuvre d’expansion coloniale. Le processus qu’elle décrit se retrouve d’ailleurs très précisément dans l’analyse que fait Suh Johng Wan de l’utilisation du nō dans la Corée en voie de colonisation. Dans un long article reprenant à rebrousse-poil l’histoire du théâtre Takarazuka, Claude Michel-Lesne révèle également l’enjeu que représentait la création d’un art de la scène populaire et national pour les organisateurs de spectacles. La congruence des facteurs qui ont poussé à la réorganisation du nō, du gagaku et du Takarazuka entre Meiji et la Seconde Guerre mondiale dévoile une logique forte poussant à configurer des pratiques en fonction de catégories rassurantes (pour le dire vite : occidentales et scientifiques). Le dossier est complété par une description quasi ethnographique, choisie et traduite par Pascal Griolet, de la vie d’itinérance d’une troupe d’acteurs de théâtre populaire dans le Japon contemporain. Nous présentons enfin, grâce à la traduction de Takemoto Yoshio, de courts écrits sur le théâtre composés par deux metteurs en scène contemporains, Higashi Yutaka et Yū Miri.